Le monde de Shawei

Merci Victor Hugo !

Je me suis rendu aujourd'hui sur les ruines de l'ancien palais d'été de Pekin détruit et pillé en 1860 par les forces francaise et anglaise. Dans une capitale où les anciens bâtiments qui ne sont pas classés monuments historiques sont détruits pour laisser place à des immeubles modernes dignes des romans de science fiction, cet endroit fait figure d'exception : ici on conserve les ruines dans leur état.

 

 

 

 

 

 

 

Cet entretien de ruines est en fait un entretien de la mémoire du peuple chinois qui ne veut pas oublier l'humiliation du passé lorsque la Chine fut exploitée par les étrangers pendant un bon siècle. C'est ainsi que les victimes ont souvent une meilleure mémoire que leurs bourreaux. Qui se souvient d'ailleurs aujourd'hui en France de la barbarie commise alors par les troupes francaises exception faite de ceux qui s'intéressent à la Chine ? Comment expliquer ainsi que les Chinois connaissent mieux que les jeunes Francais la fameuse lettre de Victor Hugo écrite au capitaine Butler ?

 

Hauteville House, 25 novembre 1861

Vous me demandez mon avis, monsieur, sur l'expédition de Chine. Vous trouvez cette expédition honorable et belle, et vous êtes assez bon pour attacher quelque prix à mon sentiment ; selon vous, l'expédition de Chine, faite sous le double pavillon de la reine Victoria et de l'empereur Napoléon, est une gloire à partager entre la France et l'Angleterre, et vous désirez savoir quelle est la quantité d'approbation que je crois pouvoir donner à cette victoire anglaise et française.

Puisque vous voulez connaître mon avis, le voici :

ll y avait, dans un coin du monde, une merveille du monde ; cette merveille s'appelait le Palais d'été. L'art a deux principes, l'Idée qui produit l'art européen, et la Chimère qui produit l'art oriental. Le Palais d'été était à l'art chimérique ce que le Parthénon est à l'art idéal. Tout ce que peut enfanter l'imagination d'un peuple presque extra-humain était là. Ce n'était pas, comme le Parthénon, une œuvre rare et unique ; c'était une sorte d'énorme modèle de la chimère, si la chimère peut avoir un modèle.

Imaginez on ne sait quelle construction inexprimable, quelque chose comme un édifice lunaire, et vous aurez le Palais d'été. Bâtissez un songe avec du marbre, du jade, du bronze, de la porcelaine, charpentez-le en bois de cèdre, couvrez-le de pierreries, drapez-le de soie, faites-le ici sanctuaire, là harem, là citadelle, mettez-y des dieux, mettez-y des monstres, vernissez-le, émaillez-le, dorez-le, fardez-le, faites construire par des architectes qui soient des poètes les mille et un rêves des mille et une nuits, ajoutez des jardins, des bassins, des jaillissements d'eau et d'écume, des cygnes, des ibis, des paons, supposez en un mot une sorte d'éblouissante caverne de la fantaisie humaine ayant une figure de temple et de palais, c'était là ce monument. Il avait fallu, pour le créer, le lent travail de deux générations. Cet édifice, qui avait l'énormité d'une ville, avait été bâti par les siècles, pour qui ? pour les peuples. Car ce que fait le temps appartient à l'homme. Les artistes, les poètes, les philosophes, connaissaient le Palais d'été ; Voltaire en parle. On disait : le Parthénon en Grèce, les Pyramides en Egypte, le Colisée à Rome, Notre-Dame à Paris, le Palais d'été en Orient. Si on ne le voyait pas, on le rêvait. C'était une sorte d'effrayant chef-d'œuvre inconnu entrevu au loin dans on ne sait quel crépuscule, comme une silhouette de la civilisation d'Asie sur l'horizon de la civilisation d'Europe.

Cette merveille a disparu.

Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié. La victoire peut être une voleuse, à ce qu'il paraît. Une dévastation en grand du Palais d'été s'est faite de compte à demi entre les deux vainqueurs. On voit mêlé à tout cela le nom d'Elgin, qui a la propriété fatale de rappeler le Parthénon. Ce qu'on avait fait au Parthénon, on l'a fait au Palais d'été, plus complètement et mieux, de manière à ne rien laisser. Tous les trésors de toutes nos cathédrales réunies n'égaleraient pas ce splendide et formidable musée de l'orient. Il n'y avait pas seulement là des chefs-d'œuvre d'art, il y avait un entassement d'orfèvreries. Grand exploit, bonne aubaine. L'un des deux vainqueurs a empli ses poches, ce que voyant, l'autre a empli ses coffres ; et l'on est revenu en Europe, bras dessus, bras dessous, en riant. Telle est l'histoire des deux bandits.

Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie.

Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre. Mais je proteste, et je vous remercie de m'en donner l'occasion ; les crimes de ceux qui mènent ne sont pas la faute de ceux qui sont menés ; les gouvernements sont quelquefois des bandits, les peuples jamais.

L'empire français a empoché la moitié de cette victoire et il étale aujourd'hui avec une sorte de naïveté de propriétaire, le splendide bric-à-brac du Palais d'été.

J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée.

En attendant, il y a un vol et deux voleurs, je le constate.

Telle est, monsieur, la quantité d'approbation que je donne à l'expédition de Chine.

 

 

Merci Monsieur Hugo ! L'honneur que les Chinois font à l'ecrivain francais en traduisant  son texte dans le musée situé au sein meme du site m'a quelque peu  reconforté par rapport au sentiment de honte qui m'a saisit devant l'oeuvre destructrice de mes ancêtres ! Je me dis qu'à l'époque de l'empire colonial tous les Francais ne soutenaient pas la colonisation ! Pourtant certains nostalgiques d'une France dominatrice et se croyant supérieure aux autres civilisations voudraient aujourd'hui lui donner à posteriori un role positif ! A ceux-là si j'en avais les moyens, je leur offrirai bien un billet d'avion pour Pékin ainsi qu'un ticket d'entrée pour visiter l'ancien palais d'été. Car la mémoire doit s'entretenir des deux côtés, en se souvenant que ce n'est pas pour rien que les Chinois ont fait leur révolution. Ainsi Zhou Enlai, premier ministre de Mao et ancien étudiant-ouvrier en France, affirmait :

 

 " C'est le grand écart entre les principes d'égalité de liberté de fraternité de la Révolution Francaise, et le colonialisme d'Outremer de la France, qui m'a fait prendre conscience de la nécessité absolue d'une révolution en Chine. "

 

Dans le petit voyage touristique que je rêverais d'organiser pour ceux qui voudraient réhabiliter la colonisation passée de la France, j'inviterais bien aussi ceux qui s'évertuent à diaboliser la Chine en en faisant le bouc-émissaire de notre crise économique actuelle ! Le vent de l'histoire n'a-t-il pas tourné ?

 

Rien ne se perd, rien ne se crée. D'ou vient historiquement la richesse de la France si ce n'est de son ancien empire colonial ? Il est vrai que pas très loin de Pékin, le trafic de la piastre en Indochine a beaucoup rapporté à la France, exemple parmi d'autres...

 

Mais il est plus facile d'oublier lorsque l'on profite du crime...

 

Le vent printanier qui s'abattait aujourd'hui sur le site de l'ancien palais d'été ne suffisait en tout cas pas à faire bouger les ruines de la barbarie franco-anglaise mais sortaient par contre les saules pleureurs de leur calme habituel... semblant avoir transformé leur tristesse en révolte...

 

 



23/04/2006
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